Interview

« Les fraudeurs n’ont pas leur place dans la RSE »

Entretien avec Rachid Filali Meknassi, de la commission des experts pour l’application des conventions et des recommandations, au Bureau international du travail.

Responsabilité sociale des entreprises : à quand un régime préférentiel ?

La RSE équivaut à une bonne gouvernance et à une gestion transparente. En contrepartie, l’entreprise devrait bénéficier d’un traitement privilégié de la part de ses partenaires. C’est le cas avec le fisc, la douane et la CNSS. Reste la résolution des contentieux et l’accès aux commandes publiques.

Où en est l’entreprise marocaine en matière de RSE ? Quelle est sa typologie ?

Il est difficile de procéder à une typologie, voire à un simple recensement des entreprises marocaines qui se déclarent socialement responsables. On peut se reporter aux entreprises ayant obtenu le label de la CGEM ou à celles qui ont adhéré au Pacte mondial. Mais de nombreuses autres font état de leur RSE dans leur communication et dans leurs rapports avec les partenaires étrangers, sans rallier les initiatives collectives qui se développent dans le pays à ce sujet.

On peut citer la CDG, l’OCP et toutes les entreprises ayant pris part aux assises de la RSE en 2005. En outre, RAM et l’ONDA sont les deux premières entreprises nationales ayant adhéré au Pacte mondial. La première a été radiée faute d’avoir déposé son premier rapport. La seconde est dans une situation critique qui lui interdit probablement de faire mention de cet engagement.

Est-il judicieux de parler de RSE dans un environnement dominé par l’informel et la fraude fiscale ?

Une entreprise qui ne respecte pas ses obligations légales ne peut pas se prévaloir de la responsabilité sociale. La RSE consiste d’abord à adopter volontairement un mode de gouvernance transparent, qui préserve les intérêts de tous les partenaires de l’entreprise tout en tenant compte de son milieu naturel et social.

Une entreprise socialement responsable est comptable à l’égard de ses multiples parties prenantes du respect du droit en vigueur et des actions volontaires qu’elle entreprend. Non seulement elle s’oblige à s’acquitter de ses obligations sociales et de ses charges fiscales, mais elle évite, autant que faire se peut, de traiter avec des entreprises qui affichent leur mépris de la loi et du milieu.

C’est pourquoi, les multinationales socialement responsables sélectionnent leurs partenaires en donnant la préférence aux entreprises qui partagent ces valeurs. Elles n’hésitent pas à leur imposer des conditions conventionnelles qui les obligent à aller au-delà de leurs obligations légales, notamment lorsque celles-ci ne sont pas rigoureuses en matière de protection sociale, de préservation de l’environnement et de corruption.

Les opérateurs du marché informel ne sont donc pas admis dans ce cercle. En revanche, leur insertion dans l’économie formelle peut constituer un objectif stratégique pour les entreprises socialement responsables qui chercheront naturellement à les pousser vers la mise en conformité en subordonnant leur collaboration à la preuve qu’ils s’acquittent de leurs obligations.

Le Mouvement du 20 février n’est-il pas en partie l’émanation de l’échec des entreprises marocaines en matière de RSE ?

Il me semble que le Mouvement du 20 février, et avant lui ceux de la Tunisie et de l’Egypte, se sont tous cristallisés sur la captation de la chose publique par les détenteurs du pouvoir politique.

Ils ont mis en exergue la forte corrélation entre  l’absence de démocratie, la corruption et la mainmise de la classe politique sur l’économie nationale. En Tunisie, la population a désigné nommément le clan Trabelsi, en Egypte, la famille Moubarak et l’oligarchie de son parti, et au Maroc les banderoles ont stigmatisé la confusion entre le business et l’exercice du mandat public.

Les mots d’ordre les mieux partagés dans les manifestations réclament la lutte contre la corruption, la reddition des comptes, la séparation des pouvoirs, la fin de l’impunité et une justice probe et efficace. Ils soulignent que la gouvernance politique est la voie d’accès à la gouvernance économique et au développement durable.

Cette forte aspiration rejoint au fond celle de tous ceux qui estiment que la responsabilité sociale n’est pas une affaire des seules entreprises, mais aussi celle des administrations publiques, des collectivités locales et des ONG ; ce qui devrait promouvoir la responsabilité sociétale des organisations (RSO).

La RSE suppose également la responsabilité sociale des syndicats. Quelle est leur part de responsabilité dans la situation actuelle ?

La RSE est un objectif de progrès pour l’entreprise, lieu de jonction entre les intérêts des actionnaires et des salariés. Le respect des droits individuels et collectifs des travailleurs constitue une condition pour leur adhésion à cette démarche.

C’est pourquoi tous les instruments normatifs élaborés par l’OCDE, l’ONU et le BIT mettent en avant la nécessaire participation des travailleurs, via des structures légales comme le comité d’entreprise et le syndicat. Le maintien d’un dialogue permanent entre l’entreprise et ses partenaires constitue un gage de succès.

Les syndicats marocains en sont conscients et adhèrent sans réserve à ce mouvement. D’ailleurs, leur collaboration a été essentielle  dans le projet engagé par le BIT au Maroc pour la promotion du Pacte mondial, entre 2005 et 2009. Cependant, ils restent vigilants face au risque d’instrumentalisation de cette notion à des fins de communication exclusivement. Un souci d’ailleurs partagé par la CGEM puisqu’elle subordonne l’octroi de son label aux conclusions d’audits réguliers.

Toutefois, il faut distinguer les rapports collectifs de travail dans l’entreprise et le dialogue social à l’échelle nationale, quand bien même, il est vrai, l’entreprise évolue dans un environnement politique et social qui véhicule ses propres contraintes. Les insuffisances du dialogue social à l’échelle nationale, comme le déficit de gouvernance, peuvent rejaillir négativement sur les ambitions de l’entreprise en matière de RSE.

Peut-on imaginer des incitations fiscales ou des subventions en faveur des PME désireuses de se conformer aux principes de la RSE ?

La RSE est un levier de la compétitivité et de la mise à niveau sociale et économique. Elle s’adresse d’abord à l’entreprise prise isolément, mais l’expansion de ce mouvement rejaillit sur l’attractivité globale de l’économie.

Il est donc de l’intérêt des pouvoirs publics de soutenir ces démarches volontaristes. Je rappelle que les entreprises se prévalent d’une bonne gouvernance et d’une gestion transparente. Cela justifie, en retour, qu’elles bénéficient de la confiance de l’administration, des banques et de tous leurs partenaires.

La CGEM a engagé des démarches dans ce sens avec le fisc, la douane et la CNSS. Elle devrait obtenir la même bienveillance pour le traitement des contentieux extrajudiciaires ou pour l’attribution des commandes publiques. De leur côté, les entreprises qui affichent leur responsabilité sociale gagneraient à mutualiser leurs efforts pour lutter efficacement contre la concurrence déloyale.

Propos recueillis par Mouna Kably